Croire autour d'une table (II)

Publié le par houda zekri

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte deuxième

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la chambre à coucher. Dans un lit à baldaquin, deux corps enlacés, tellement enchevêtrés qu’on arrive à peine à les distinguer l’un de l’autre. La lumière est tamisée. On entend à peine Louis Armstrong chanter « When it’s sleepy time Down South ».On ne distingue presque pas leurs visages, on entend juste leurs voix, leurs gestes, leurs soupirs...

 

Elle – (lascive) J’ai la certitude que tu ne me désires plus comme avant, cela fait combien de temps que nous sommes en ménage ?

Lui – (las) Oh, pas très longtemps, un millénaire peut-être, je ne m’en souviens plus…

Elle – (moins sensuelle, plus cruelle) Tu vois, tu as déjà tout oublié, tu es l’amnésique de l’amour, je suis sûre que tu ne te rappelles même plus de notre premier baiser. Il va de soi que toutes ces promesses t’ont égaré, toute cette jeunesse imaginée et tant désirée te perdra. C’est évident, tu penses déjà à la rupture…

Lui – (Sursautant et écumant de colère) Arrête avec tes certitudes, tu vois le mal partout, un peu de doute te fera le plus grand bien…

Elle – (Plus calme) Mais c’est parce que j’ai peur de te perdre…

Lui – (Cynique) D’autres me remplaceront, dans ton cœur… et dans ta couche.

Elle (Encore plus calme). Ne sois pas désagréable, et dis-moi mon amour de toujours, tu y crois toi, à l’éternité ?

Lui – (Un peu nerveux. Il essaye d’esquiver la polémique) A l’éternité de notre amour, mais bien sûr que j’y crois, je n’ai là-dessus même pas l’ombre d’un doute. Notre couple est fait pour durer (il dépose un baiser langoureux sur ses lèvres). L’éternité n’a ni début ni fin, notre amour aussi est infini, atemporel…

Elle – (lui donnant un coup de pied) Arrête de tout conceptualiser, tu rends toujours les choses beaucoup plus compliquées qu’elles ne le sont. Ma question est pourtant simple…

Lui (Il ne bronche pas) Pour moi tu es éternelle, c’est tout ce qui m’importe…

Elle – (Ironique) Pour moi tu es mortel, et la logique veut que tu meures avant moi, puisque c’est avant moi que tu es né, et c’est avant moi que tu mourras. (Elle affiche un sourire narquois quoi se transforme au fil de la conversation en un rire de plus en plus sonore). Ne fais pas cette tête (Il est impassible), c’était juste pour te taquiner. Dis-moi juste si tu y crois ou pas.

 

(Elle se met soudain à califourchon. Le lit émet un gémissement, mais elle n’y prête aucune attention. Lui non plus d’ailleurs)

 

Lui – Evava chérie, ma mie, tu deviens tellement intellectuelle, et tes préoccupations existentialistes commencent à m’agacer…

Elle – (se rebiffant) Et moi qui croyais te faire plaisir…

Lui – (un peu plus tendre) Tes croyances vont te perdre, tes opinions accélérer ta ruine… (Il s’adosse à un oreiller qu’il plaque contre le mur, saisit celui de sa femme aussi et s’installe confortablement pour pouvoir faire face à cette créature qu’il ne comprend plus, tel Frankenstein, il a peur de se faire abattre par sa propre invention)

Lui – Cette fois-ci, je vais te répondre sans détours…

Elle – Je t’en prie, l’avenir de notre couple en dépend.

Lui – Cesse de m’interrompre, tu es réellement épuisante, mais c’est l’amour qui me fait patienter.

Elle – (L’interrompant pour la dernière et ultime fois) Moi aussi je t’aime.

Lui – Tu me demandes si je crois en l’Eternité, et bien sache que j’y ai cru à un moment donné, quand cela était encore possible, lorsque du fond de ma caverne, j’étais encore bercé par mes illusions. (Il allume la veilleuse, prend une cigarette, cherche un briquet pendant un certain temps, allume sa première cigarette de la journée, en tire une grande bouffée puis termine sa phrase comme s’il ne l’avait jamais interrompue) J’y ai cru, parce ton Adamné chéri a été pavlovisé, à longueur de journée, on le gavait de légendes, de mythes, on lui disait qu’il avait été créé à « son image », à « sa ressemblance », qu’il se distinguait des autres mammifères, qu’il était donc doué de raison, qu’il était invincible. Tous les jours, pendant des siècles et à la même heure, le téléphone sonnait sept fois, je décrochais, et c’était toujours la même voix rugueuse, sèche, implacable, qui me répétait sans cesse que j’étais un homme, un bipède, un homo-sapiens-sapiens, un homme capable de surmonter les plus grands défis, un battant, un victorieux, un homme qui savait dépasser et le temps et l’espace….

Elle – (Inquiète) Et pourquoi est ce que tu n’as jamais débranché le téléphone, il te suffisait de ne pas répondre à cette voix qui te harcelait, pour avoir la paix, ta paix, et la mienne aussi…

Lui – (Désolé) C’est plus facile à dire qu’à faire. C’était par habitude. Je me suis habitué à ce coup de fil, j’en venais à l’attendre avec impatience…

Elle (S’allonge de nouveau à côté de lui, elle lui tient la main, plus pour se rassurer elle-même que pour lui apporter son soutien) Et ?

Lui – Durant des siècles, j’ai écouté cette voix, j’ai ingurgité ses paroles, j’ai cru en moi, j’ai cru en mon immortalité, j’ai cru que j’ai toujours existé et que j’existerai pour toujours… (Il se met à pleurer, doucement, presque sans bruit, on l’entend juste se moucher) Tu sais, moi aussi j’ai eu mes certitudes, des certitudes vaines, confortables et bienfaisantes, je me suis toujours accroché à mes certitudes, comme je me suis toujours accroché à toi, à ton amour, à ta présence, à ta voix, jusqu’au jour où…

 

(Elle se lève, allume la lumière et s’affale sur le lit avec fracas. La lumière est très forte, elle rappelle les interrogatoires musclés et présage des bombardements à  «  la Guernica »).

 

Elle – Jusqu’au jour où (comme un écho)…

Lui – Jusqu’au jour où le téléphone cessa de sonner…

Elle – Cela fait toujours un bruit en moins.

Lui – (comme un écho déformé) Cela fait toujours une voie en moins, cela fait toujours une vocation en moins, cela fait toujours mal. (Il se lève abruptement et se cogne la tête contre le mur, quand il revient son front est sanglant)

 

(Elle crie, puis fouille dans le tiroir de sa table de nuit, en sort des compresses et du mercurochrome. Elle lui nettoie sa plaie en silence avec beaucoup de soin)

Lui – (reprenant son monologue) Cela fait mal, tu imagines, durant des siècles cette voix a tonné, elle a fait trembler les murs de ma chambre et paf ! Un jour, tout s’écroule, tout cesse. On sonne à la porte, c’est un télégramme ; On m’ y annonce sans ménagement que je vais mourir…

Elle – (comme une folle) Quand ? Tu ne vas pas m’abandonner, ne me laisse pas…

Lui– (Encore plus accablé mais tentant de la rassurer) On m’y annonce que je vais mourir dans vingt mille ans…

Elle – (Se croyant rassurante) Mais c’est encore loin, très loin vingt mille ans, nous aurons le temps de faire des enfants…

Lui – Mais je croyais que j’étais éternel, toi au moins, tu as toujours été habituée à ton état de mortelle, je te l’ai tellement répété que tu as fini par t’en lasser. L’Eternité c’est toujours pour les autres. Et puis l’Eternité c’est long. Comme l’enfer. C’est tellement long que j’ai fini par m’habituer à la mort, jamais à la maladie, celle-là, elle me prend toujours par surprise, un rhume, on ne s’y attend pas…

Elle – L’angine aussi vient par surprise, le cancer quant à lui annonce toujours son arrivée. En fanfare et avec apparat.

Lui – (De plus en plus agité) Tu y crois toi à l’Eternité ?

Elle – Je crois à l’éphémère qui se renouvelle. Je crois au fugace qui se perpétue. Je crois à la régénération, à la réincarnation, à la métempsycose. (Elle s’interrompt pour reprendre son souffle) Je crois à l’artiste…

Lui – (Apeuré) Tu crois en l’Artiste ??

Elle – Je cois à l’artiste, à son œuvre, à son legs aux générations futurs, je cois à l’écrivain, au poète, au sculpteur, au chanteur…

Lui – Il n’y a plus de chanteurs, il y a des ressasseurs de mélodies, des rafistoleurs de mots, des bruiteurs et des briseurs d’émotion…

Elle – (agacée) Je te l’accorde, mais là n’est pas notre propos. Je te disais que je croyais en l’éternité de l’humanité en toi, en l’éternité de ton héritage. Aujourd’hui Eternité rime avec transmission. Je suis éternelle parce que je t’aime et que de cet amour naîtra sûrement une création, et de cette création émanera une créature ou même deux… Est éternel celui qui sait se projeter dans l’avenir, est éternel celui qui sait bâtir pour les autres, est éternel celui qui aime l’humanité, même quand celle-ci n’a pas encore été créée.

Lui – (Déjà perdu dans ses pensées, se morfondant et se lamentant) Est-ce que tu crois que je suis éternel ? Je suis roc ou roseau ? Je suis enveloppe charnelle ou âme ? Je suis prison ou intelligence supérieure, je suis émanation ou transcendance ??

Elle – (De plus en plus agacée) Arrête de te morfondre, tu n’avais qu’à débrancher le fil, tu n’avais qu’à déchirer le télégramme. Oui, tu vas mourir, ton corps va se décomposer, ton cadavre sentira mauvais…

Lui – (Se mettant en position foetale) Arrête, (il commence tout d’un coup à zozoter comme un gamin de cinq ans) tu me fais peur, je le dirai à mon papa… (Il ne zozote plus). Tu ne seras pas la mère de mes enfants. Je n’aurai pas d’enfants. Je veux préserver ma jeunesse, ma vie, mes spermatozoïdes, mes gamètes…

Elle – (S’assoit par terre) Tu vas mourir et je te survivrai, je n’enterrerai pas ton cadavre fétide, les corbeaux viendront te lyncher, Abel te découpera en quartiers et Caïn fera consumer tes os sur l’holocauste de la « Vallée bienheureuse ». Tu vas mourir et je fabriquerai ton double, ton clone, un clone qui se contentera d’obéir à mes ordres, de satisfaire mes désirs les plus fous…

Lui – (aveuglé par la colère et par l’angoisse, il la secoue de toutes ses forces comme pour la débarrasser de ses idées macabres) Ecoute-moi femme ! Moi et toi c’est pour l’éternité, nous mourrons ensemble, nous vivrons ensemble, pour le meilleur, mais surtout pour le pire, tu es mon éternelle moitié…

Elle – (sanglotant) L’éternité use…

Lui – (hurlant de douleur comme un loup égaré) C’est la routine qui use. L’éternité c’est la répétition à l’infini. L’éternité perd l’amour.

Elle – (Comme un écho) L’éternité annihile l’amour.

Lui – L’éternité tue l’amour.

Elle – Eternité, ennemie d’Eros !!

Lui – Eternité, ennemie de Philia

Elle – Eternité, Agapè, mort du couple terrestre !

Les deux – La mort finalement, c’est pas mal. C’est fait à notre mesure.

Les deux – Vive la mort, à bas l’Eternité ;

                                                                       Des dogmes figés !

                                                                       Des inégalités !

                                                                       Des « Derniers qui seront les premiers » !

Publié dans théâtre

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