Papillons de Plomb (III)

Publié le par houda zekri

Deux : C’est jamais assez !!! C’est toi qui me l’as appris, tu disais qu’il fallait toujours en demander plus, qu’il ne fallait jamais se contenter de ce qu’on avait, que seuls les désespérés ne demandaient pas plus...

 

Un : (Boit tout le verre d’un coup sec, elle s’en verse un deuxième).Et pour cette fois, tu étais habillée comment? Comme une poufiasse aussi ?T’as mis une jupe en cuir ? T’as pas eu peur ?

 

Deux : Non, enfin si, mais pas beaucoup, j’vais un canif dans mon sac.

 

Un : Moi, la première fois, j’ai eu très peur, pourtant, je le connaissais déjà depuis un mois. Il était romantique mais pas doué. Il faut dire qu’il n’avait que vingt-trois ans...

 

Deux : Toujours toi : toi et tes ex, toi et tes bouquins... D’ailleurs, j’veux pas en parler. J’ai juste peur d’attraper le S.I.D.A.

 

Un : Tu l’as fait ici ?

 

Deux : C’est tout ce qui t’intéresse ? Peu importe. Il voulait pas mettre la capote, il m’a dit que ça le diminuait de devoir enfiler un bout de plastique. Il a dit qu’il était propre et qu’il se lavait tous les jours avec du savon de Marseille. Je m’en veux tellement ! Je ne sais pas quoi faire.

Un : Profite !

 

Deux : De quoi ?

 

Un : De ton nouveau statut. Fais comme moi, la première fois passée, je me suis tapée des tas de mecs, ils étaient tous différents les uns des autres, des très jeunes, des vieux, presque séniles qui n’arrivaient plus à bander, des machos, des masos, des sados. Mais au bout d’un mois, j’en avais marre, alors j’ai fait une pause. Et puis je suis sortie avec le petit intello, quand on couchait ensemble, au moment où il allait jouir, il criait souvent avec une voix tonitruante : « Il pueblo unido jamas sera vencido » ! C’était à mourir de rire, il me récitait des poèmes que je ne comprenais pas et qu’il ne voulait pas traduire. Son modèle c’était le Che, même pour faire l’amour, il n’enlevait jamais son béret, alors j’ai décidé de le quitter, parce que je n’ai jamais pu caresser ses beaux cheveux bouclés...

 

Deux : T’as fini ? (Une autre gorgée de rhum. Un quant à elle, boit à un rythme plus saccadé) Je te dis que j’sais pas quoi faire et toi t’as le culot de me raconter tes petites amourettes !

 

Un : Et alors, tu te confies à moi et moi je me confie à toi, c’est ça l’amitié, non !

 

Deux : Je suis dégoûtée, j’ai essayé de me faire vomir, mais rien à faire. J’ai mal au ventre !

 

Un : Je vais m’en fumer une si tu veux, ça va te donner la nausée...

 

Deux : Hors de question !!

 

Un : Je plaisante...Ça va passer, prends des cachets. Une douche, ça te fera du bien.

 

Deux : j’en ai pris deux avant ton arrivée. Je le déteste. Je déteste les hommes !!

 

Un : Ça te passera. Dans deux semaines si ce n’est pas avant, tu oublieras ta mésaventure et tu en redemanderas...

 

Deux : C’est définitif !!

 

Un : Paroles en l’air ! Paroles de néophytes effarouchées !! Encore un petit fond ? Je sais ce qui te reste à faire ; tu m’as bien dit que tu disposais d’un petit pactole à la banque ?

 

Deux : Oui et alors ?

Un : Va voir le docteur Slavinsky, il te recoudra le truc, ni vu, ni connu...

 

Deux : C’est la solution que tu proposes ? Et pour le S.I.D.A ?

 

Un : T’as qu’à faire le test ; c’est gratuit et anonyme, toi qui fais tout en catimini, ça devrait te plaire !

 

Deux : Me faire recoudre comme une chaussette rapiécée, avec du fil rouge, des points serrés, des points de croix pour faire une jolie cicatrice... Tu en sauras des choses sur moi...

 

Un : Et alors ? C’est pour ton bien que je dis ça, puisque tu ne peux pas assumer ton acte, il va bien falloir réparer les dégâts...

 

Deux : Réparer les dégâts, c’est vrai. Me marier ; une longue traîne, des roses blanches et une grande cérémonie.... Je vais me faire coudre, il y aura une belle cicatrice, mon futur époux n’y verra que du feu, il se sentira viril quand le sang giclera et moi je serai heureuse.... (Cette dernière phrase ressemble plus à des balbutiements qu’à une déclaration solennelle).

 

Un : Voilà ! (Elle boit. Ses gestes sont pus lents) Moi, je n’accepterai jamais de pratiquer une hyménoplastie. Mais toi c’est pas pareil ! Quoiqu’à trente-huit ans j’y réfléchirai sérieusement.

 

Deux : N’en parlons plus!!J’ai faim. Toi aussi, tu dois avoir faim.

 

Un : Mais tu m’as pas dit pourquoi tu l’as fait, ça a juste glissé ? Il a fallu que tu aies la tête ailleurs, que tu rêves de ta maison à trois étages, pour que monsieur enfonce son dard au fond de ton petit con, c’était juste une erreur n’est ce pas ? Et maintenant tu veux la réparer ?

 

Deux : C’était une erreur. Mais j’veux pas la réparer...Changeons de sujet. Je saigne...

 

Un : Mais si, on va en parler et pendant longtemps, on va même marquer le coup, c’est pas tous les jours qu’on se fait déflorer par inadvertance...

 

Deux : Je savais ce que je faisais !

Un : (Ne prête aucune attention aux allusions de Deux, elle ne veut rien entendre, seules ses croyances comptent). Ça doit se fêter un événement comme ça dans la vie d’une femme. Tu sais, quand un homme dépucèle une femme, on dit qu’il l’a honorée, « honorer » une femme, c’est la déflorer, c’est te dire si c’est important, alors arrête de faire cette tête ! Commence par enlever ces assiettes en plastique-puisque tu ne veux pas quitter cette piaule aussi chère à ton cœur que la barque au pêcheur-, mets-nous une de tes jolies nappes brodées, sors ce chandelier en argent que tu gardes depuis cinq ans enveloppé dans du papier journal pourri, allume les bougies, enlève ce foulard aux couleurs criardes... Tu es libre, libre de « oui », libre de dire « non »...

 

Deux : D’abord, je déteste les spécialités japonaises, italiennes et espagnoles, et tu le sais. Si tu veux sortir, je ne t’en empêche pas. Le foulard c’est pour protéger mes cheveux, quant au chandelier et à la nappe, c’est pour le grand jour...

 

Un : Mais c’est un grand jour !

 

Deux : Pas pour moi.

 

Un : Bornée ! Tu es bornée, tu es finie, tu n’as plus rien à attendre de la vie.

 

Deux : Arrête, viens, on mange, ça te changera les idées.

 

Un : Mais pourquoi est ce qu’on ne quitterait pas cette maudite piaule, cette chambre de bonne au septième étage sans ascenseur, cette unique pièce, mal éclairée, mal aérée, un vrai taudis, un gourbi, un vrai gourbi ! Tu ne veux pas sortir ? On va aller dans un petit restaurant sympathique.

 

Deux : T’es têtue comme une mule. C’est moi qui paye, ou chacun paye pour sa gueule ?

 

Un : Non, c’est moi qui régale.

 

Deux : C’est nouveau ça, tu viens de gagner le gros lot ?

 

Un : Très drôle. Tu ne m’amuses pas. Tu me fais pitié.

 

Deux : Je bouge pas, c’est tout. Et pourquoi est ce que ma pauvre gueule te fait pitié ?

 

Un : (Emportée par l’alcool). Ça fait combien de temps que t’es ici ? (Elle ne laisse pas à Deux le temps de répondre) Cinq, six ans, tu as fait quoi de ta vie, tu as travaillé, oui c’est vrai tu as travaillé, tu as tour à tour occupé le poste de caissière, d’apprenti-boulangère, de femme de ménage, d’éplucheuse professionnelle de légumes, de balayeuse, de plongeuse... Qu’est ce que t’as fait d’autres ? (Deux s’apprête à parler. Un la coupe sans ménagement.) Tout ce qui t’intéresse c’est de ramasser de l’argent. La nuit, tes rêves sont peuplés de liasses de billets. Tu la veux ta maison à trois étages avec piscine ? Et dire que tu ne sais même pas nager !!Et eh bien tu ne l’auras pas ! C’est simple, tu n’auras jamais rien. C’est pas avec tes quelques heures de ménage à la con que tu bâtiras ton palais des mille et une nuits !!

 

Deux : Tu vas manger oui ou merde, je vais tout jeter à la poubelle ! Tu vas pas t’y mettre toi aussi !!

 

Un : T’énerve pas. Je viens manger. Remplis les assiettes.

 

Deux : (Presque le râle d’un animal agonisant) Ma soupière en cristal !, toutes mes économies sont parties en fumée...

 

Un : Tu exagères un peu, tu ne vas chialer pour un récipient !

 

Deux : (Revenant aux côtés de Un. Deux assiettes en plastique jaune remplies à ras bord et nageant dans l’huile) Je n’ai pas de chance. Je voulais à défaut de sortir le chandelier te faire profiter de ma soupière, te faire entendre la musique de son cristal, te faire voir son éclat...

 

Un : Tu en deviens presque poète et moi qui croyais que tu étais indifférente aux mots. Bon, on va manger, je crève de faim.

 

Toutes les deux s’installent devant leurs assiettes. Un prend une cigarette dans le sac de Deux. Deux saute de sa chaise et se plante devant Un, à qui elle arrache la cigarette qu’elle jette par terre. Elle l’écrase avec force. Toutes les deux retournent à leur place.

 

Deux : Pas de cigarettes à la maison, tu tiens à me faire vomir mes tripes ?!

Un : (Se lève, fait semblant de dérouler une sorte de décret officiel, commence alors une lecture fictive à un rythme saccadé) « Nous vous rappelons qu’il est strictement interdit de f-u-m-e-r, de b-o-i-r e ou de b-a-i-s-e r dans l’enceinte de cette noble « demeure » sous peine d’être viré» !!! Bien sûr toi, tu pourrais te le permettre, tu peux b-ai-s-e-r ici, même si c’est par accident...Boire un petit verre de rhum à l’occasion, quand tu as les nerfs en pelote, fumer une petite clope quand tu es au bout du rouleau...Un petit joint, ça t’as jamais effleuré l’esprit ?

 

Deux : J’ t’ai dit qu’ c’était pas un accident !! Je ne comprends rien à tes sornettes. Tu crois m’impressionner quand tu parles comme un dictionnaire, eh bien pas du tout. Ici, c’est chez moi, j’ai accepté de te loger parce que tu n’avais pas où aller. Et puis je tiens à te dire que j’ai « baisé » à l’hôtel.

 

Un : Comme une vraie pute, qui prend de l’oseille et tout !!

 

(Deux lui jette un verre d’eau à la figure, mais Un ne bronche pas, elle s’essuie le visage avec une serviette).

 

Deux : Je ne suis pas une pute !

 

Un : J’ai jamais dit ça !

 

Deux : Si, à l’instant !

 

Un : C’est juste pour rigoler, et puis n’oublie pas que je paye la moitié du loyer !!

 

Deux : Que je prépare à manger matin, midi et soir, que je fais la vaisselle, que je lave les fringues...Quant au loyer tu ne le payes qu’une fois sur deux, quand bien sûr, t’arrives à soutirer le fric du gamin que tu gardes et quand l’autre con est encore assez saoul pour ne pas s’apercevoir que tu as vidé sa petite tirelire en porcelaine qu’il garde précieusement sous son matelas !!!

 

Un : C’est la machine qui lave le linge, arrête de te prendre pour le Christ sauveur !

 

Deux : Mangeons, le dîner va refroidir.

 

Un : T’es sûre de ne pas vouloir dîner dehors ? C’est moi qui t’invite.

 

Deux : Tu me l’as déjà dit. Je veux rester chez moi. Nous aurons peut-être de la visite... Quelqu’un qui a froid ou quelqu’un qui a faim...

 

Un : Personne ne viendra. Tu n’as pas d’amis, les miens, tu ne les aimes pas.

 

Deux : Tu es mon amie.

 

Un : Moi, c’est pas pareil je te supporte, je ne sais pas pourquoi, mais je te supporte quand même. (Elle pose les coudes sur la table, la tête aussi, commence à somnoler).

 

Deux : T’étais mon amie...

 

Un : Je le suis toujours !

Deux : Tu parles, c’est mon anniversaire aujourd’hui ! Tu le savais ? (Deux réveille Un avec son coude, elle répète sa question en la martelant) Dis, tu savais que c’était mon anniversaire ? (Personne ne lui répond, Un dort).

 

Deux prend soudain la bouteille de rhum sur la table et frappe Un avec. Le coup est violent. Un ne bouge pas. Deux va chercher un miroir, étend Un par terre et met le miroir à sa place, elle s’assied sur sa chaise. Elle s’adresse au miroir :

 

Deux : Tu le savais toi que ça avait de l’importance, mon anniversaire. (Au cadavre de Un) Tu savais pas que c’était mon anniversaire, mais tu sais que je ne suis plus vierge, que je suis une pétasse qui fait le tapin, et moi qu’est ce que je sais de toi ? Rien. Rien que des mots. (Au miroir). Tu m’as pas oubliée ? Je le sais, je sais, t’as bonne mémoire, tu m’as envoyée une carte ? Je l’ai pas reçue. Tu dis qu’il y avait des roses rouges et un beau ruban blanc dessus, et que quand tu l’ouvres ça fait une drôle de musique toute triste... Pourquoi pas gaie ? Je ne l’ai pas reçue. Ah ! Il y a grève à la poste, c’est pour ça !! C’est possible....

 

Publié dans théâtre

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